mardi 28 mai 2013

Histoire d’une confusion (et V): des grands explorateurs et des rats de bibliothèque

Redécouverte

Friedrich Wilhelm Hemprich rencontra Christian Gottfried Ehrenberg à Berlin et ils devinrent amis. Tous deux étudièrent sous la direction de Martin Hinrich Lichtenstein, qui suggéra de les prendre comme naturalistes lors d’une expédition en Égypte en 1820. Il voyagèrent sur le Nil, en Palestine, au Liban, dans le Sinaï, vers la Mer Rouge et l’Érythrée, rassemblant ainsi des dizaines de milliers de spécimens. À Massawa, Érythrée, en 1825, alors qu’ils organisaient leur voyage vers les hautes terres d’Abyssinie, Hemprich succomba aux fièvres et fut enterré sur l’île de Toalul.
Parmi les milliers d’espèces collectées, ils tuèrent deux oiseaux d’une espèce inconnue qu’ils appelèrent Ibis comatus (« ibis poilu »). En mémoire de son ami défunt, Ehrenberg décida de remplacer ce nom par Ibis hemprichi en 1832. Il publia les résultats de leur expédition dans Symbolae physicae et il partagea la paternité de l’article avec Hemprich. Cependant, la description s’avéra invalide, nomem nudus. Eduard Rüppell, qui participa également à une expédition dans la même zone pendant la même période, désigna l’espèce comme Ibis comatus, Ehrenberg.
À peu près au même moment, Johann Georg Wagler décrivit en1832 Geronticus calvus, provenant d’Afrique du Sud, mais personne ne se rendit compte que les deux espèces étaient liées. C’est en 1849 qu’ Ibis comatus fut classé dans ce genre, devenant Geronticus comatus, mais la paternité de cette désignation fut attribuée à Rüppell. Vers cette époque, Heinrich Gottlieb Ludwig Reichenbach publia, en 1847, Die vollständigste Naturgeschichte der Sumpfvögel et créa un nouveau genre pour l’espèce qui deviens Comatibis comata.

Afrique du Nord

Entre 1839 et 1842, Alphonse Guichenot participa à une expédition dont les résultats furent publiés en 1850 dans l’  Exploration Scientifique de l'Algérie: pendant les années 1840, 1841, 1842. La principale spécialité de Guichenot, c’était les poissons et les reptiles, mais un grand ornithologue prit part aussi au voyage, François Levaillant. Le nom donné à cet oiseau fut Ibis calvus.
Gravure de Clerge d’après un dessin de Levaillant tiré de l’ Exploration Scientifique de l'Algérie : pendant les années 1840, 1841, 1842 de A. Guichenot (1850)


En 1874, J.H. Gurney publia Rambles of a naturalist in Egypt & other countries où il mentionne des preuves indiquant que Geronticus comatus a autrefois existé en Égypte, précisant qu’il s’est désormais « déplacé plus vers le sud ».

Leonard Howard Lloyd Irby inclut dans son Ornithology of the Straits of Gibraltar (1895) une référence à Ibis comatus à Tanger et Mogador, au Maroc.

Bireçik

Le premier rapport scientifique concernant une importante colonie d’ibis chauves à Bireçik, le long de l’ Euphrate, en Turquie, est dû à C.G. Danford, qui publia un second rapport sur son voyage en Turquie en 1880 : A further contribution to the ornithology of Asia Minor
D’autres voyageurs avaient déjà mentionné cette colonie en dehors des journaux scientifiques, par exemple Josef Cernik, un ingénieur qui séjourna à Birecik en 1873. Auparavant, en 1839, William Francis Ainsworth rendit compte de la présence d’ibis à Bireçik et aussi à Yaylak, 70 km plus au nord que Bireçik dans la vallée de l’Euphrate. La colonie comptait des milliers d’oiseaux au XIXe siècle, au moins jusqu’aux années 1930. En 1954, Cafer Turkmen prit les premières photos de kelaynak à Bireçik.

Henry Eeles Dresser publia son History of the Birds of Europe entre 1871 et 1881. Il décrit l’Ibis comata, Redcheeked ibis (ibis à joues rouges), vivant en Turquie et en Afrique du Nord, mais il ne mentionne même pas sa présence ancienne en Europe. Il cite Tristam qui a vu cet oiseau à Laghouat, en Algérie. 



Rothschild et al. 1897

Quelqu’un devait finir par se rendre compte que toutes les informations provenant de Turquie et d’Afrique du Nord correspondaient à l’espèce qui avait été également amplement décrite en Europe. Il s’agit de Lionel Walter RothschildErnst Hartert et Otto Kleinschmidt,qui publièrent les premières preuves, comme nous l’avons déjà indiqué, en se basant sur un spécimen de Bireçik et sur les illustrations d’Albin et d’autres. 

La redécouverte donnera lieu à une certaine waldrappmanie à partir du tournant du siècle.



Traduction: E. Langrené

jeudi 23 mai 2013

Histoire d'une confusion (IV): Tombée dans l'oubli

Une espèce européenne ?

Johann Andreas Naumann (1744-1826), qui est à l'origine de certaines éponymies tels que Falco naumannile faucon crécerellette,  était un fermier et un ornithologue amateur qui commença une importante collection d’oiseaux qui est toujours préservée. C’était également le père de Johann Friederich (1780-1857) et de Carl Andreas (1786-1854), qui poursuivirent et enrichirent la collection familiale. L’aîné est considéré comme le père de l’ornithologie européenne et il est l’auteur de Naturgeschichte der Vögel Mitteleuropas, important ouvrage sur les oiseaux d’Europe Centrale.   
Dans cette œuvre de J.F. Naumann, Otto Kleinschmidt représenta deux ibis chauves avec un paysage alpin à l'arrière-plan.
À ce moment-là, l’espèce était éteinte en Europe. Cependant, deux ans avant la publication, en 1899, de Naturgeschichte der Vögel Mitteleuropas, un trio de naturalistes avait publié un important article.
Il s’agissait de Lionel Walter Rothschild, Ernst Hartert et Otto Kleinschmidt. Rothschild faisait partie de la dynastie financière Rothschild, l’une des plus riches familles du monde. Depuis son enfance, il voulait diriger un musée zoologique et il amassa la plus grande collection zoologique qui eût jamais appartenu à une personne privée. Elle comportait des millions d’insectes et des centaines de milliers de vertébrés. Hartert était un zoologiste allemand qui occupa le poste de conservateur ornithologique pendant près de 40 ans au musée Rothschild et qui fut aussi responsable de la publication trimestrielle Novitates Zoologicae. Kleinschmidt était un pasteur allemand, un théologien et un ornithologue qui fut le précurseur de l’idée de Formenkreise ou super-espèce.
L’article s’intitulait Comatibis eremita (Linn.), a European bird. Pourquoi cela devrait-il surprendre ? Nous avons vu que l’ibis chauve était une espèce bien connue en Europe. En outre, lesdifférents supports qui décrivaient l’espèce depuis le XVIe siècle, les illustrations,  les documents juridiques et les noms populaires prouvent que l’espèce existait.
Depuis les premières descriptions de Gesner ou Belon, de nombreux auteurs en ont cité de plus anciennes, alors que l’espèce déclinait probablement. La plupart d’entre eux n’ont jamais vu cette espèce et ont simplement réuni des informations publiées auparavant.

Déclin et oubli progressif

Comme nous le savons déjà, la plupart des auteurs du XVIIe siècle se contentaient d’utiliser, logiquement, des images déjà publiées. Il existe cependant des exceptions.

Eleazar Weiss était un peintre professionnel allemand qui s’installa en 1707 en Angleterre, où il se maria et éleva sa famille, changeant son nom pour Albin. Il gagnait sa vie en faisant des aquarelles à partir des collections de riches mécènes. The Natural History of Birds fut réalisé tard dans sa vie et il s’agit du premier important ouvrage anglais d’ornithologie. Les planches en cuivre furent colorées à la main par lui-même et sa fille Elizabeth et initialement publiées à Londres entre 1731-1738. Eleazar Albin fut probablement l’un des derniers à décrire un ibis chauve européen à partir d’un spécimen empaillé, de la collection de Sir Thomas Lowther, un propriétaire terrien du Yorkshire. 
Il ne mentionne pas les ouvrages confus précédents, il donne de nouvelles informations sur l’oiseau et il écrit au présent, ce qui implique que l’essentiel de ces renseignements était récent, à sa connaissance. Albin écrit they build for the moſt part in high Walls of demoliſhed or ruinous Towers which are common in Switzerland (ils construisent leurs nids essentiellement dans les hauts murs de tours démolies ou endommagées, fréquentes en Suisse) et, plus loin, The young ones are commended for good Meat and county a Dainty; their Fleſh is ſweet and their Bones tender (Les jeunes sont prisés pour leur bonne viande, sont considérés comme des mets délicats ; ils ont une chair savoureuse et des os tendres) et, à nouveau, ... deſert places; where they build in Rocks and old forſaken Towers (...lieux désertiques, où ils construisent leurs nids dans des rochers et de vieilles tours abandonnées).
Même si Thoſe that take them out of the Neſts, are wont to leave one in each, that they may the more willingly return the following Year (Quiconque les retire des nids laisse habituellement un oisillon dans chacun, pour qu’ils soient plus enclins à revenir l’année suivante), cela ne suffisait pas à réduire le déclin de l’espèce.  


En 1760,  Mathurin-Jacques Brisson, dans son Ornithologie,  introduit à nouveau d’autres informations sur Coracia cristata, notamment sur les plumes et leur éclat verdâtre au soleil. Il a probablement une connaissance directe de cet oiseau. Il inclut toujours notre espèce parmi les corbeaux.  En 1776, Georges-Louis Leclerc, Comte de Buffon, décrit encore le Coracias huppé ou Sonneur (en raison de l’appel émit par cet oiseau que certains trouvent proche de son des cloches de vaches). Il n’a toujours pas de doutes sur la présence de l’oiseau en Suisse et il parle même de disséquer son estomac pour y trouver des courtilières. John Latham (1740 – 1837), dans son ouvrage A general synopsis of birds publié en 1781, classe l’espèce qui nous intéresse parmi les corvidés, selon la tradition, mais il montre sa similarité avec l’ibis. Il semble que l’auteur utilise des références indirectes.
Il n’y a pas d’illustration de l’espèce, mais l’ouvrage fut traduit en allemand par Johann Matthäus Bechstein (1757-1822), qui l’intitula Allgemeine Übersicht der Vögel (1791–1812). Ce dernier auteur inclut une planche montrant un ibis chauve. Cette illustration pourrait être inspirée par celle d’ Albin, mais elle est beaucoup plus simple et de l’eau a été ajoutée à côté de l’oiseau, peut-être à cause d’autres descriptions qui le considéraient comme un oiseau aquatique. Sur la même page, on voit une femelle adulte de coucou en phase rousse. 

Il n’y a pas d’illustration de l’espèce, mais l’ouvrage fut traduit en allemand par Johann Matthäus Bechstein (1757-1822), qui l’intitula Allgemeine Übersicht der Vögel (1791–1812). Ce dernier auteur inclut une planche montrant un ibis chauve. Cette illustration pourrait être inspirée par celle d’ Albin, mais elle est beaucoup plus simple et de l’eau a été ajoutée à côté de l’oiseau, peut-être à cause d’autres descriptions qui le considéraient comme un oiseau aquatique. Sur la même page, on voit une femelle adulte de coucou en phase rousse. 


En 1789, dans une série de lettres de William Coxe à William Melmoth rassemblées dans Travels in Switzerland, and in the country of the Grisons, on lit : « Cet oiseau est absolument inconnu de M. Sprungli, bien qu’il soit censé être originaire des montagnes suisses. Celui-ci s’est donné beaucoup de mal pour le découvrir, en vain ; et il soupçonne finalement que, s’il existe vraiment, ce n’est qu’une variété de l’oiseau précédent » (il parle de Corvus Graculus, le chocard à bec jaune, de nos jours Pyrrhocorax graculus). Il semble qu’entre les descriptions réalistes de l’oiseau faites par Albin ou Buffon et les lettres de Cox, l’oiseau se soit éteint ou soit devenu extrêmement rare. 
Un dictionnaire français de sciences naturelles publié en 1818 met en doute l’existence de cette espèce et explique que les noms ont été utilisés pour d’autres espèces. Certains auteurs commencèrent à penser qu’il s’agissait d’une créature légendaire, d’un animal qui n’avait jamais existé.



Traduction: E. Langrené

dimanche 19 mai 2013

Histoire d'une confusion (III): le Corbeau Hupé

Lire depuis le debut

Jan Jonston naquit de parents écossais dans la République des Deux Nations (fédération de la Pologne-Lituanie, le plus vaste état européen de son époque). Après avoir étudié dans plusieurs centres polonais, comme il était calviniste, il ne fut pas autorisé à étudier dans la prestigieuse Université Jaguellonne, dans la très catholique Cracovie, donc il partit pour l’Écosse pour étudier à l’Université de Saint Andrews, moins ancienne mais également renommée. Il continua à se former dans diverses universités du Saint-Empire romain germanique (aujourd’hui en Allemagne et en Hollande) pour finir par des études de botanique et de médecine à Cambridge.

La Historiae naturalis de avibus libri VI cum aeneis figuris fut publiée en 1657 à Amsterdam, avec des illustrations de Matthäus Merian l'Ancien, qui copia aussi des images antérieures. En réalité, Merian mourut en 1650, des suites d’une longue maladie, c’est pourquoi les planches durent être prêtes bien avant leur publication. Cette œuvre présente un condensé de toute la confusion accumulée jusqu’alors au sujet des synonymes et des identités, mais au moins Phalacrocorax Bellonii ne s’y trouve plus
Là encore, une bibliothèque virtuelle, celle des universités de Strasbourg, nous permet de consulter le texte intégral. 

Sur ce détail de la planche 47, nous voyons à nouveau les images prises chez Gesner et Aldrovandi. Les deux sont copiées à partir des originaux (et toutes deux sont des images en miroir par rapport aux impressions d’origine). Le texte confirme la confusion. L’oiseau d’ Aldrovandi est décrit comme un cormoran, bien qu’il n’ait pas des pieds palmés et Jonston accepte de l’inclure dans les palmipèdes. Il a également critiqué le classement de l’oiseau de Gesner parmi les palmipèdes, même si les choses en sont restées là.

Dans la même bibliothèque virtuelle de Strasbourg apparaît une œuvre intitulée Recueil de Différens Oyseaux, Reptiles et Insectes, qui est tout simplement une collection de planches réalisées par Merian.
Il y a également un court texte en français,  probablement inclus aussi dans l’édition française de l’Historiae naturalis (jusqu’au XVIIIe siècle). Une observation attentive indique que les planches ont été retouchées ou même refaites, puisqu’il y a des différences minimes au niveau du plumage.
Quiconque prépara les planches ajouta, entre les deux représentations de l’ibis chauve, le nom de Corbeau Hupé, peut être en remarquant leur identité. 
Le premier nom que Linné donna à l’ibis chauve fut Upupa Eremita. Comme les Upupa sont des huppes, l’auteur du court texte connaissait peut-être Systema naturae, ou peut-être le naturaliste suédois choisit-il de donner un nom populaire à l’oiseau.

Un siècle plus tard, François-Alexandre Aubert de la Chesnaye des Bois, un homme curieux, s’appliqua à compiler et publier un grand nombre d’ouvrages dans différents domaines. Son Dictionnaire raisonné universel des animaux, ou le règne animal, consistant en quadrupèdes, cétacés, oiseaux, reptiles, poissons, insectes, vers, etc., publié vers1759, comprend le corbeau de bois, et cite presque textuellement des auteurs antérieurs. Son corbeau hupé est différent de celui qui apparaît dans le Recueil. Il n’y a pas d’images, mais la description ne laisse pas de doute. Il indique qu’il y a eu une certaine confusion entre cette espèce et le Phalacrocorax d’auteurs plus anciens


Traduction: E. Langrené

mardi 14 mai 2013

Histoire d'une confusion (II): 1603, Aldrovandi et Phalacrocorax bellonii


Grégoire XIII fut un pape très actif sur le plan politique ; non seulement il fomenta les conjurations religieuses de son époque, y compris le génocide des huguenots en France dans la nuit de la Saint-Barthélémy (24 août 1572), mais il prit part aux grandes guerres de l’époque, montant les royaumes et républiques catholiques contre l’Empire Turc et le royaume d’Angleterre. Il restera dans les mémoires pour avoir ordonné l’adoption du calendrier qui porte son nom, pour éviter que Noël finisse par tomber en été.
Ulisse Aldrovandi
(de Wikimédia)

En outre, il était un compatriote et le frère de la mère d’ Ulisse Aldrovandi, ce qui permit à celui-ci de récupérer les charges dont il avait été privé en raison de disputes académiques et d’éditer ses œuvres, réalisées en grande partie à l’université de sa Bologne natale. Comme il était plongé dans le monde agité politico-religieux, il n’est pas étonnant qu’il ait passé également plusieurs mois en prison, accusé d’hérésie. 
Ses voyages ne furent pas nombreux. En particulier, il fit un pèlerinage à Saint-Jacques-de-Compostelle ainsi que plusieurs voyages en Italie. Il mourut à Bologne, à l’âge avancé de 82 ans.


Parmi ses œuvres se distingue son Ornithologiae, éditée en plusieurs tomes. Cet ouvrage magnifique peut être consulté en ligne dans la bibliothèque virtuelle de l’université de Bologne. Le troisième tome (1603), consacré aux oiseaux palmipèdes, inclut, au chapitre  LVI, les Phalacrocorace, ou corbeaux aquatiques de Pline. Dans l’introduction, il mentionne dans plusieurs langues des espèces disparues, mais il considère clairement ce groupe comme aquatique. Cependant, le chapitre précédent, consacré au cormoran, Corvo aquatico, explique en quoi celui-ci diffère du groupe suivant. Le feuillet 268 nous montre l’image très connue et précise du Phalacrocorax ex Illyrio missus, c’est-à-dire du « corbeau chauve provenant de l’Illyrie ». L’image montre un ibis chauve adulte remarquablement détaillé.
Phalacrocorax ex Illyrio missus

Le chapitre suivant, page 270, nous réserve une surprise, puisqu’Aldrovandi prend l’image du Corvus sylvaticus de Gesner (1555), comme s’il s’agissait d’une espèce différente. L’impression est spéculaire par rapport à l’original, ce qui arrive habituellement lorsque l’on copie une planche d’impression à partir d’une image imprimée. L’image de Gesner correspond à un animal jeune, avec la tête couverte de plumes, ce qui pourrait être à l’origine de la confusion.
Corvo sylvatico

Évidemment, il est curieux d’inclure les deux versions de l’ibis chauve dans un tome consacré aux palmipèdes. 


Si nous considérons que les possibilités de vérification étaient plus limitées à cette époque que maintenant, les auteurs se copiaient mutuellement et ils essayaient souvent de déterminer de quelles espèces leurs prédécesseurs avaient traité. Aldrovandi, qui, logiquement, a puisé une bonne partie de ses informations chez d’autres auteurs, cite également dans le texte Bellonius, qui n’est autre que Pierre Belon. Ce naturaliste français publia, en1555 aussi, L'Histoire de la nature des oyseaux, ouvrage considéré comme l’un des premiers travaux d’anatomie comparée. L’illustration d'Aldrovandi est quelque peu confuse.  
Phalacrocorax Bellonii

De quelle espèce s’agit-il ? Beaucoup d’illustrations apparaissant dans ce tome sont difficiles à rapprocher d’une espèce concrète et celle-ci en fait partie. Nous avons déjà indiqué que le chapitre précédent traitait du cormoran et qu’il comportait une image d’une exactitude indiscutable de cette espèce. Qu’est-ce que le Phalacrocorax Bellonii ?

On avait vu que Pierre Belon avait décrit un certain Phalacrocorax & Coroni thalassios dont la description et l'image ne se correspondaient pas exactement (oiseau fissipède au lieu de palmipède).

Phalacrocorax d'après Belon 
Cependant, Aldrovandi tente de remédier à l’incohérence entre le texte et le dessin de Belon et « retouche » la figure, en rendant les pattes plus flexibles, conformément aux représentations de certains oiseaux aquatiques et en ajoutant les membranes interdigitales absentes sur l’original.

Si nous voyons l’image inversée (rappelons que les planches étaient copiées directement à partir d’un travail déjà imprimé et qu’ensuite elles se retrouvaient à l’envers après impression), nous constatons que la tête se superpose presque parfaitement sur les deux figures et que le corps présente une légère rotation pour qu’il soit adapté à ses nouvelles pattes, tout en gardant essentiellement les mêmes proportions.


Ainsi, un doute est levé : à quel oiseau correspond le Phalacrocorax bellonii ? À une chimère, un animal recomposé à partir de parties d’autres animaux. Mais quel animal la gravure originale de Belon représente-t-elle ? Comme nous le disions, elle rappelle assez l’ibis chauve, ne serait-ce la frustrante absence de plumes sur la nuque, et la description donnée par le texte est totalement différente. Il est possible qu’elle représente réellement un ibis chauve et que l’artiste ait éliminé les plumes car il les trouvait trop extravagantes.


Traduction: E. Langrené


lundi 13 mai 2013

Le dernier ibis chauve en Syrie?

Les événements en Syrie nous affligent et nous attristent profondément. En dépit de la crise, l'équipe locale a continué à suivre les ibis chauves, et a communiqué la triste nouvelle qu’un seul ibis chauve est retourné sur le site de reproduction à Palmyre ce printemps. Malheureusement, jusqu'ici, il n'y a pas eu de signe que d'autres ibis sont revenus de leur migration en Ethiopie. Zenobia a été accouplé l'année dernière avec Odeinat, le dernier mâle, étant équipé d'une petite balise satellitaire qui a cessé d'émettre dans le sud de l'Arabie Saoudite en juillet 2012. Il n'a pas été possible de retrouver Odeinat, puisque les dernières localisations ne donnent pas un endroit précis.
Par la suite, un total de quatre oiseaux a été vu brièvement en janvier de cette année par Yilma Abebe et Tariku Dagne (une visite soutenue par la Société d'Histoire Naturelle éthiopien et la Culture et du Tourisme Bureau de l'Ethiopie, avec des fonds de RSPB) aux sites habituels d'hivernage aux hauts plateaux éthiopiens, mais il semble maintenant clair qu'un seul de ces oiseaux est revenue à la zone de reproduction.

Derniers ibis chauves syriens entre les khaïmas bedouins 
(Photo M.S. Abdallah)
Hélas, cela semble la fin imminante de la population vestigiale orientale de l'espèce, après avoir été redécouverte en 2002 quand il n’y avait que trois couples reproducteurs. Malgré les énormes efforts déployés, la colonie se réduisit à un seul couple pendant les deux dernières années et maintenant il semble qu’il ne reste qu’un seul oiseau. Cela arrive à un moment où des efforts coordonnés se renforcent notamment avec la création du nouveau groupe de travail internationals'est tenu à Jazan, Arabie Saoudite en novembre 2012.

Parmi les espoirs pour le maintien de la population orientale, on compte beaucoup sur l'ancien site de nidification à Bireçik, en Turquie sud-orientale, où une population semi-sauvage persiste.


Note historique:
Zénobie était la dernière impératrice de Palmyre, veuve d'Odénat, qui, après une expansion de son royaume jusqu'à l'Egypte et l'Anatolie, a été vaincue et capturée par Aurélien en 272.


dimanche 5 mai 2013

Histoire d'une confusion (I): 1555, premières descriptions


Conrad Gesner
(de Wikimedia)
Conrad Gesner ou Geßner fut un important naturaliste suisse à son époque, considéré comme le père de la zoologie moderne ; il est en effet l’auteur de Historiae animalium, œuvre de plus de 4 500 pages en cinq tomes. Les quatre premiers, consacrés aux mammifères (Quadrupedes vivipares), aux quadrupèdes ovipares (Quadrupedes ovipares), aux oiseaux  (Avium natura)  et aux animaux aquatiques (Piscium & aquatilium animantium natura) furent publiés entre 1551 et 1558 et un cinquième, consacré aux serpents et scorpions,  fut publié à titre posthume. Les quatre premiers tomes furent réédités en allemand en 1563 sous le titre de Thierbuch. Il s’agit de l’un des premiers traités d’histoire naturelle qui comprend d’abondantes illustrations en couleur d’animaux dans leur milieu et le premier qui comporte des illustrations de fossiles.

Gesner étudia dans un certain nombre de villes européennes : non seulement à Zurich, mais à Strasbourg, Bâle, Montpelier ou Bourges. C’est le premier auteur à avoir décrit l’ibis chauve clairement et sans équivoque. 



La gravure de Gesner représente un jeune ibis chauve de façon assez réaliste. Dans la partie supérieure, nous voyons l’image de l’édition latine et en dessous celle de l’édition allemande.



 L’image fut copiée ultérieurement par Aldrovandi dans sa publication de 1603 et par John Jonston dans la sienne, en 1657.
Conrad Gesner mourut de la peste à 49 ans au cours de l’une des épidémies récurrentes qui suivirent la grande pandémie connue comme la peste noire.

Si vous vous intéressez à l’œuvre de Gesner, elle est scannée sur internet. Le troisième tome, Avium natura, se trouve ici.

  
Pierre Belon
(de Wikimedia)
Pierre Belon n’était pas un naturaliste typique à son époque. Il participa à l’un des premiers voyages scientifiques de l’histoire, dans l’est de la Méditerranée et le Proche-Orient, notamment en Grèce, Turquie, Arabie, Égypte, etc…, pendant trois ans, entre 1546 y 1549.
Il eut une mort violente dans des circonstances qui restent obscures : il fut assassiné dans le Bois de Boulogne alors qu’il retournait au Château de Madrid, où il logeait.
Considéré comme le précurseur de l’anatomie comparée, il réalisa un important travail dans L'Histoire de la nature des oyseaux, qui est disponible en ligne. Cependant, son œuvre fut éclipsée par la plus complète Historia animalium de Conrad Gesner, publiée le même année 1555

Dans le chapitre consacré au cormoran, Belon décrit très bien ses habitudes, qu’il a probablement observées dans la nature. Il explique clairement qu’il s’agit de l’une des rares espèces qui, tout en étant palmipède, s’accroche aux branches. Toutefois, l’illustration, censée être réalisée d’après nature, montre un oiseau bien distinct.

La posture droite n’est pas du tout typique des cormorans et il s’agit clairement d’un oiseau fissipède, sans membrane interdigitale. Le profil général montre un oiseau plus compact, mais ressemblant à l’ibis chauve, malgré l’absence de la huppe de plumes caractéristique.
Il semble qu’il existait une certaine confusion entre l’ibis chauve et le cormoran, qui apparaît clairement dans le nom générique de celui-ci. Pour lever le doute, Belon déclare : Phalacrocorax & Coroni thalassios en Grec, Corvus aquaticus en Latin, Cormarant en Francoys. C’est-à-dire que le "corbeau chauve" (phalacrocorax) et la "corneille marine" (coroni thalassios) deviennent synonymes. D’autres auteurs, d’abord Gesner, mais également Aldrovandi, essaieront d’approfondir les différences, mais le germe de la confusion était déjà semé.



Traduction: E. Langrené

jeudi 2 mai 2013

Heinrich Harder et ses animaux du monde primitif


L’artiste allemand Heinrich Harder (1858-1935) se consacra principalement au paysagisme, mais il est mieux connu pour ses peintures et sculptures d’animaux disparus.
Ainsi, il illustra une histoire de la planète Terre du naturaliste Wilhelm Bolsche qui parut dans la revue Die Gartenlaube. Il réalisa également une série de peintures murales et de sculptures pour la façade et l’extérieur de l’aquarium du zoo de Berlin.

Couverture de la première collection de 
cartes des animaux du monde primitif avec
 des dessins de Heinrich Harder
Au début du XXe siècle, le fabricant de chocolats Reichardt offrait une collection de cartes d’animaux préhistoriques, disparus aux temps historiques ou simplement curieux, de par leur apparence ou leur rareté. La collection, à nouveau accompagnée de textes de Wilhelm Bolsche, s’appelait Tiere der Urwelt, « Animaux du monde primitif ».


Harder fut responsable de la réalisation de deux séries de trente planches chacune.
Illustration d’ Otto Kleinschmidt 1899, pour le 
Naturgeschichte der Vögel Mitteleuropas
de  J.F. Naumann
La seconde, réalisée vers 1920, comportait une image d’ibis chauve probablement inspirée de l’illustration d’ Otto Kleinschmidt que nous avons déjà vue dans d’autres entrées de ce blog.
Kleinschmidt avait contribué à découvrir que le « mythique » Waldrapp était la même espèce qui avait été découverte au Proche-Orient par Frederich Wilhem Hemprich et Christian Gottfried Ehremberg et en Afrique du Nord, ce qui entraîna une « Waldrappmanie » au début du XXe siècle, dans laquelle s’inscrit, d’une certaine manière, cette planche. Cet engouement s'explique par l'histoire de la description et la décadence de l'espèce en Europe.

Au recto, l’espèce est simplement dénommée Waldrapp, mais certaines descriptions de cette planche expliquent qu’il s’agit de Geronticus balcanicus, ancêtre présumé de l’ibis chauve actuel (bien qu’il s’agisse probablement de la même espèce).Cependant, G. balcanicus fut décrit beaucoup après la réalisation de cette planche.

Traduction: E. Langrené
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